Au village, on appelait Justin « L’Antoine », sans doute parce que tout en lui était d’une profondeur « inestimable » : la générosité, la droiture, la patience, la curiosité, la fantaisie, et le reste... En définitive Justin était juste, en toute rigueur de terme. Ce soir-là, il reposait sur un confortable matelas de mousse bien serrée. Tendue sur lui comme un ciel de lit pailleté d’or, la nuit était d’une encre rare : la lune n’avait pas encore paru. Il flottait dans une atmosphère étrange aux senteurs de cèdre coupé. Un pâle rai de lumière perçait tout de même l’obscurité de sa retraite. Après l’agitation des derniers jours, à laquelle il n’était pas étranger (il avait annoncé à tout le monde son départ), il goûtait le silence de cette heure sépulcrale. Aussi les voix qui lui parvinrent, même assourdies, suscitèrent chez lui un profond agacement. Alors quel ne fut pas son désarroi quand l’air vibra soudain comme d’un fracas de grandes orgues ! Mais qu’est-ce qu’ils lui voulaient, à la fin, tous ces excités ? Et qu’est-ce qu’il avait fait au Bon Dieu pour mériter qu’on le chahute ainsi ? Sans qu’on l’eût, semble-t-il, même effleuré, il se sentit en effet comme soulevé de terre. L’univers se mit à tanguer de telle sorte qu’il se retrouva bientôt la tête aux pieds. L’étrange sensation ! 

Ebéniste de son état, Justin tenait depuis de longues années les « Ateliers du Loir » (on disait « chez Fisseau »). La bâtisse à colombages se dressait, les pieds dans l’eau, à l’angle de la « Porte Saint-Georges ». Les soirs d’été, quand l’air était lourd, il aimait à s’étendre, le torse nu, sur le marbre d’un noyer fraîchement raboté ou sur une coupe d’amourette. Les yeux mi-clos, il respirait lentement le parfum des copeaux et se laissait glisser en douceur « de l’autre côté ». Les odeurs avaient ce pouvoir de l’emporter au-delà de la vallée : les paysages prenaient alors, dans ses yeux, des couleurs fantastiques. C’est ainsi que ce soir-là, un de ces soirs d’humeur vagabonde, un soir de palissandre ou de santal, il s’était savonné soigneusement le visage et les mains, il avait boutonné son col et ses manchettes, et s’était allongé tout habillé dans un caisson de cèdre, tenaillé par une soif d’ailleurs. Il appelait ça un caisson : le terme lui évoquait une plongée dans le cosmos ou les grandes profondeurs. Il voulait le faire lui-même ce voyage qu’il avait, par son art, facilité à tant de gens. On ne sait quelle fée avait reposé le couvercle sur lui. Et il s’était assoupi, les deux mains sagement croisées sur la poitrine, le regard perdu dans les collines du capitonnage : un beau travail ! L’espacement était parfait entre les clous dorés qui lui renvoyaient de minces traits de lumière. La nuit était tendue sur lui comme un ciel de lit pailleté d’or : tiens, il lui sembla que cette image l’avait déjà traversé avant que son esprit ne s’envole... Décidément, ces sentiers empruntés silencieusement par la pensée, quel mystère! L’univers ne tanguait plus mais l’air vibrait encore, l’air vibrait jusqu’à l’intérieur de son caisson, l’air vibrait… Cornecul, mais c’était de l’harmonium ! Il reconnut « La marche funèbre »… Son sang ne fit qu’un tour mais il eut bientôt replacé les événements dans l’ordre : la chaleur, les senteurs de bois entre les vapeurs de colle à l’os, la fièvre du voyage, un petit somme, les rives d’un fleuve inconnu et enfin ce chahut de tous les diables… Se souvenant alors de son projet, il se pinça : pas de doute, il était bien présent au présent, mais foi de Justin, ça n’est pas tout à fait comme ça qu’il avait imaginé les choses ! Il avait beau l’avoir rêvé, ce voyage, tout de même le choc était rude. Disons que si le début de la « croisière » était parfait, l’escale était surprenante… 

Enfin, il en était là de ses réflexions quand il ressentit dans sa chair le claquement sec du caisson qu’on posait sur deux tréteaux de métal (s’agissant du métal, il le savait pour l’avoir déjà vu). La plainte de l’harmonium cessa comme par enchantement. Il se trouva un peu gêné en reconnaissant la voix du Père Valuche, le curé de son village : c’était le seul à qui il n’avait osé dévoiler ses rêves « d’évasion ». Car il n’était pas commode, leur pasteur, sous ses airs de vraie bonté ! « Des fois qu’il aurait mis son veto, pensa Justin, il avait bien fait de lui cacher l’affaire ! » Mais il tenait au moins la preuve que les choses se déroulaient comme prévu : il l’avait d’ailleurs mille fois imaginée, cette étape à l’église de Naveil. Pour échapper aux reproches de son curé qui ouvrait la célébration, l’Antoine pensa fort à son atelier : il l’avait mis en ordre, rangé dans les tiroirs les feuilles de marqueterie, balayé la sciure et, surtout, ouvert un pot d’encaustique pour que ça sente bon la vie. Scies, varlopes, rabots, râpes, gouges et ciseaux : tous les outils étaient en ordre de bataille. Son successeur n’aurait plus qu’à lire la dernière commande : il l’avait placée en évidence sur le grand établi avec un petit mot rassurant : « Les clients paient d’avance. » La petite église de Naveil bruissait de toute sa nef. Dans un mouvement de vanité bien naturel, Justin essaya de deviner l’ambiance, d’estimer l’importance de l’assistance. Non, même s’il l’avait pu, il ne serait pas allé jusqu’à compter. Mais, à la louche, il y avait bien une centaine de « pièces », enfin, de fidèles... Une belle fête. Et dire qu’ils étaient tous venus pour lui ! Alors, une larme au coin de l’oeil, il évoqua tous ces visages aimés : ça lui faisait chaud au coeur de les imaginer à la fois si graves (c’était bien légitime qu’ils souffrent un peu de son départ !) et si rigolards (il leur avait fait une sorte de belle farce à sa façon et ils avaient l’air d’apprécier, sinon ils ne seraient pas venus, pour sûr). 

En vérité ils étaient tous là, de la Chaise à Villaria : le Père Goujon avait, en boitillant, poussé la mère Odile sur un méchant fauteuil roulant (comme d’habitude elle avait ponctué toutes ses phrases de rocailleux « Alooooooors » qui rendaient la conversation assommante). Ca faisait drôle de l’imaginer, le Père Goujon, si timide et si discret, au premier rang. Ce n’était pas son genre... Faut croire que le curé l’y avait tiré de force. Il arborait son éternel velours sans couleur, aussi limé que côtelé, et son gilet en toile noire des grands jours. Le couple chenu des vieux Hersant lui faisait face ; leur tignasse de neige éclaboussait les travées jusqu’à la chaire. On devinait, à leur expression, que la mère Paillou, sur leur droite, puait la bique plus fort que d’habitude. Depuis son accident dans la côte de Chanteloup elle n’avait plus que la moitié de sa tête mais quand elle racontait sa culbute dans le fossé, alors elle existait... Il y a d’ailleurs fort à parier qu’à l’instant elle était encore dans son récit : « J’tions tout comm’ un brin d’laine, ça m’a couchée ». Bien que ce ne soit pas la Saint Vincent, Arsène était venu avec son demi-sourire et ses brioches. Berthe, sa femme, n’était pas de la partie, vu que - on le pensait mais on ne le disait pas - elle brillait davantage à « causer au cul de son cheval ». Charles était encore parti acheter une vache à Oucques-la-Joyeuse, mais parait que le célibataire y avait trouvé mieux. Tous les autres s’étaient endimanchés pour en être : le petit Manceau, la mère Verdier qui saluait chaque jour les écoliers des hauts d’un invariable « ah les braves gars ! », la belle veuve Chapeau, l’Anglais de la petite Rivière et même le Parisien (pourtant on ne l’aimait pas trop, « ce gros vicieux » qui détonait franchement au village), la famille Latronc au grand complet, et bien sûr les trois chèvres de la chorale : Justin sourit à l’idée que la mère Pissout, à force de chevrotements, avait encore fait craqueler son fond de teint. Elle chantait aussi haut qu’elle était courte, la diablesse, et si faux que Madeleine en oubliait de pédaler sur l’harmonium. Madeleine, quand elle pédalait en danseuse, courbée sur le clavier, elle était leur fierté : la bourgeoisie du plateau était descendue à eux.  

Au fond, en retrait, il devina « Suzon la Rousse », les yeux tellement plissés qu’ils disparaissaient derrière ses lunettes à monture noire. Etait-ce une manière de voir plus loin, avec le coeur ? Allez, elle finirait bien par le trouver ce fiancé dont elle rêvait. Boudinée dans sa blouse gris bleu, les jambes serrées dans des bandelettes, Madame Plessis se tenait sagement assise à côté, raide à ce point sous son filet de chignon, qu’on l’aurait dite, de la tête aux pieds, ficelée comme un rôti bardé. Toutes deux arrivaient juste de la Chaise où elles travaillaient avec le Père Goujon « à la Maison Jaune ». Bref, on s’était donné le mot et le « gratin du plateau » avait rejoint celui de la vallée dans une sorte de communion au mystère. La célébration suivait son cours sans fausse note, hormis quelques trilles audacieux de la mère Pissout. Tout était fait pour plaire à Justin jusqu’à ce qu’un méchant courant d’air traversant le caisson (à moins que ce ne fût l’odeur de l’encens ?), le plaçât au bord de l’éternuement... Mais un mort éternue-t-il ? Justin tourna et retourna cette question qui, jugea-t-il bientôt avec enthousiasme, touchait à l’ordre « existentiel ». Mais, à cette heure, auprès de qui trouver une réponse ? Il ne savait plus où il en était, ni à quel saint se vouer, de la terre ou du ciel. Au fond, il n’aurait jamais cru atteindre à de telles profondeurs de pensée, du seul fait d’un éternuement. Dire qu’il s’en était fallu de si peu qu’il ne passât à côté d’une révélation ! Ah le beau sujet de controverse : tiens, on aurait pu l’appeler « la controverse du caisson »… 

Mais le fait est qu’il n’avait pas éternué ! C’était un indice précieux. Alors doucement le doute se dissipa et s’insinua en lui la certitude qu’il l’avait réellement commencé, ce voyage. D’ailleurs, à cet instant, le curé prononça une phrase qui lui fit l’effet d’une décharge : c’était une prière qui implorait son entrée, à lui Justin, au paradis. Il ne s’y attendait pas : « ...Daigne accueillir auprès de Toi notre bien-aimé frère Justin... » Ces mots changèrent bougrement la tournure des choses. C’était à la fois douloureux et sublime comme un pétard d’artificier. En somme la page était tournée, une belle page assurément, une page de fête et de vin doux, la page de toutes ces amours fidèles qu’il n’avait pas connues mais qu’il avait applaudies chez les autres d’un coeur sincère, une longue page de service, de connivences et de franches rigolades. Il voyait tous ces moments de bonheur serrés en un joli bouquet aux tons pastel. Les couleurs avaient-elles perdu de leur éclat ? Il n’était plus possible de revenir en arrière. Avoir une idée définitive de son état lui procura un incomparable soulagement. Après avoir toute sa vie versé dans la facétie et amusé les autres, il était tout simplement passé aux choses sérieuses. Il en conçut une estime toute nouvelle vis-à-vis de lui-même et essaya (en vain) de bomber le torse. Ces considérations le tinrent trois bons quarts de la célébration, de sorte qu’il ne fut même pas tenté de regarder sa montre dont il avait de toutes façons perdu les deux aiguilles. Et puis, sur un signal qu’il n’avait pas perçu, tout s’agita autour de lui. Il n’eut pas à retenir son souffle (un des privilèges de son état). On posa sur son cercueil, au niveau de la poitrine, ce qui, au bruit, devait être une gerbe légère de ces fleurs sauvages qu’il affectionnait particulièrement : des bleuets, ou des coquelicots et des graminées cueillies dans les fossés. Si elles n’avaient pas l’apprêt d’un « Plaisir d’offrir », elles avaient, pour sûr, le parfum de la liberté ! Cette attention ne pouvait venir que de la petite Latronc, la Babeth des hauts de La Chaise, celle qui avait le nez retroussé. C’est elle qui, tous les jeudis après l’école, fleurissait l’atelier d’un coquelicot plongé jusqu’à la corole dans une boîte de conserve, puis remontait au village, le coeur chantant. Ses visites lui inspiraient d’interminables récits sur « la gentille queue d’aronde » ou « la vilaine mortaise ».  

Justin se souvint qu’on s’inclinait à ce moment-là devant le cercueil : il en fut si gêné qu’il se mit lui-même à penser en italiques, ce qui était fort incommode : il fallait sans cesse qu’une idée succède à l’autre pour préserver d’une mauvaise chute sa pensée en mal d’équilibre. Mais pour la première fois il s’autorisa à être au centre de la préoccupation générale. C’était un sentiment bien singulier que cette liberté de s’envisager sans se juger. Il aurait voulu mettre à l’épreuve cette légèreté soudaine mais il n’osait bouger, de peur de compromettre une paix si nouvelle, si extatique. Au fond il n’était pas si difficile de se laisser aimer... D’ailleurs n’était-ce pas la toute première, la plus humble façon d’aimer ? Justin s’émerveilla de cette facilité surprenante qu’il avait maintenant à percer les secrets de la vie. C’était aussi beau que son premier coup de pédale sans assistance. Alors il enchaîna les hypothèses avec délice, se prit à énoncer tel axiome, à avancer telle vérité fondamentale... Tenez, il repensa à l’instant mystérieux de la mort : Et dire qu’une seconde avant on était encore vivant ! Merveille ! Une seule petite seconde... Mais alors, il suffisait, à l’instant précis du passage, de marcher vers le couchant d’un pas vigoureux, d’aller (par exemple) au café de Montrieux, et on prolongeait sa vie d’autant. Et si on courait bien, pardi, on pouvait gagner le temps d’un ballon de rouge... Ah, la vie était belle ! Et que dire de la mort, associée à un petit rouge gouleyant ou à une lampée de gris des coteaux du Loir, qu’on sirote avec les copains ! Il évoqua les fidèles du bistrot : le Père Batiau, Eulalie, Cousin Dudule, Mathurin, et tous les autres, sans oublier, bien sûr, Titine la laveuse, leur mystérieuse clocharde qu’avait été si belle... 

C’étaient des souvenirs heureux mais ils ne lui tirèrent aucune larme. Il imagina la suite de la fête. Sa soeur aurait préparé pour tous ces Pantagruel un somptueux buffet de cochonnailles et de vin gris (les rillons viendraient de la ferme Chapeau). La soirée se prolongerait sous les étoiles et chacun irait de son anecdote. Ce ne serait pas triste comme une première veillée, où le temps parait long comme le silence : non, franchement, il était homme à goûter un bon fou rire ou une grimace, mais ces mines que prennent les visiteurs en pareille occasion, c’était à vous dégoûter du voyage. Grâce à Dieu il y échapperait, lui. En vérité l’inquiétude l’avait tenaillé, au début, à la pensée qu’il n’avait pas trié ses archives personnelles. Or on allait pénétrer dans sa chambre : qui sait si on n’allait pas fouiller (même sans malice) son intimité, connaître ses secrets ? Alors il avait été pris d’une envie forcenée de retour : la certitude qu’on allait découvrir, en effet, ses menus travers, ses petites et ses grandes traîtrises, lui était insupportable. Il était trop tard, surtout, pour faire disparaître toutes ces lettres qu’il n’avait pas envoyées outre Rhin, et celles qu’il avait reçues sans accuser réception. En évoquant le visage de la seule femme qui eût habité la longueur de ses jours et de ses rêves, il avait eu la tentation du doute, tant la culpabilité était restée tenace. Comment effacer la somme de tous ses mensonges par omission ? Comment soustraire à leur jugement la vraie lâcheté de sa vie, dissimuler toutes ses peurs qui n’avaient été qu’entorses à l’amour ? Fallait-il leur apparaître coupable de ce que le facteur ne passait plus ? Son silence avait-il vraiment fait de lui un criminel ? On allait le voir tout nu, pire, on allait peut-être le voir par transparence ! S’il acceptait d’être livré à la vérité, il répugnait tout de même à les décevoir, ne fût-ce qu’un temps. Il le savait, lui, que tout ça n’était plus aujourd’hui que roupie de sansonnet, mais eux, le savaient-ils ? Il avait fallu à Justin un gros effort, un effort surhumain, pour renoncer à cet encombrant bagage, à ce paquet d’inquiétude ficelé de vanité... Alors il n’allait pas s’en charger à nouveau si près du grand saut !  

Bon, maintenant qu’il avait tordu le coup au qu’en dira-t-on, il était si léger qu’il se sentit, couvercle fermé, échapper au caisson. Après quelques sanglots (c’était la mère Paillou qui, par association, pleurait « Filou », feu son vieux bouc, le compagnon de ses jours et l’astre de ses nuits), ce fut le temps désirable et redouté des témoignages. Justin s’y était préparé comme un athlète par un régime sévère. Aussi l’aborda-t-il, il faut bien le dire, avec une faim de loup. Pour être bien à l’aise, il prit de la hauteur, sans aucun vertige : expérience inouïe ! Ce qui était nouveau, en réalité, c’est que, bien qu’aux anges, il ne fut pas même effleuré par un sentiment d’importance. Pourtant ils paraissaient tous bien petits, de là-haut, et le caisson si dérisoire ! Le corps tient dans peu de chose, pensa Justin, et il fut content de la puissance de l’aphorisme. Du haut du choeur il vérifia d’un coup d’oeil qu’il pouvait voir toute l’assemblée. Pas question d’en perdre une miette. Le spectacle était bien comme il l’avait imaginé mais, à part la Mère Paillou qui reniflait bruyamment dans son tablier lustré au suint de bique, tous ses amis persistaient à dévorer le caisson des yeux comme s’il allait en sortir. Ca faisait peine à voir ! Il essaya bien d’attirer leur attention, mais rien à faire, aucun son ne sortait de sa bouche : la séparation était consommée. Alors il consentit pour la première fois à considérer le caisson de ses rêves comme un simple cercueil abritant ni plus ni moins que sa dépouille mortelle (la belle affaire !). Et c’est le coeur libre qu’il put aborder la partie la plus « charnue » de la célébration. Bien que très pudique, c’est Maxime de la Maison Jaune qui prit la parole le premier, eu égard à leur longue connivence silencieuse aux Ateliers du Loir, et aussi à l’autorité qui émanait de sa personne. Maxime vouait à Justin une reconnaissance démesurée. C’est à lui qu’il devait cet amour jaloux pour le bois et il avait hérité de lui quelques convictions pour la vie : « Un collage, faut qu’ça chie ! » Enfin, c’est le bois qui avait rapproché ces deux hommes que tout aurait dû séparer. Emu à l’évocation de leur compagnonnage, Justin n’en saisit que des bribes : ... « soixante cinq ans ! Songe au bruit de tous ces silences qu’on ne partagera pas. Ca doit être lourd un silence qui ne se partage pas ! Tu es parti avec tes secrets... Justin, l’artisan, m’a bien légué la mortaise et le tournage, mais l’Antoine, lui, que m’a-t-il laissé ? Pas la moindre confidence dont je puisse me prévaloir pour dire « J’étais son ami »... Tu étais mon maître, certes, et j’ignorais qu’en perdant un maître on pouvait perdre aussi un ami »... Justin ne s’était pas avisé que leurs longs silences avaient pu cacher de tels trésors de sentiments. Pudique lui-même, il n’avait qu’une vague idée de la pudeur. Un silence pouvait tenir lieu de compliment ou de reproche, contenir tant la joie que la peine, un point c’est tout... Il sourit intérieurement. Le père de Babeth s’avança tirant la petite par la main. On ne sait lequel des deux était le plus rassuré. Il déplia un bout de papier tandis que sa fille, le visage enfoui dans les plis du blouson paternel, risquait parfois un oeil, et décrivait, avec une jambe, d’étonnantes révolutions. L’index glissant sur les lignes, il lut de la part de sa fille une « lettre à Justin » : « ...Cé pas bien c’que t’as fait ! T’avais promis de m’emm’ner au pays des irokos. Ben, t’es parti ! Est-ce que j’connais l’chemin, moi ? Signé : Babeth (ta princesse Coquelicot). » Le bonhomme y avait mis le ton, une voix d’homme sur des mots d’enfant. Justin épuisa un reste de sanglot qu’il avait gardé pour la route... 

Monsieur Pissout, ancien gendarme (c’est pourquoi on lui donnait du « Monsieur ») prit la parole après avoir promené sur l’assistance un regard de brigadier car « le moment était grave comme un contrôle routier ». Il prodigua donc à l’usager les conseils de circonstance : « ...respecter les priorités, rester maître du véhicule et dans la nuit où vous serez, foi de brigadier, feux de croisement ! Allez, circulez, mon vieux ! » Sur quoi il claqua des talons et regagna sa place, couvé des yeux par Madame. Didiche mère s’avança, appuyée lourdement sur sa Didiche de fille (la famille avait sacrifié à l’Instruction Publique, un contingent d’institutrices que les élèves, par économie, affublaient du même sobriquet). Le Père Valuche trembla pour l’estrade qui n’avait jamais porté son quintal. « Mon petit, crois-tu que je t’aurais oublié après si longtemps ? Certes non ! Mais voilà que tu t’es encore mis dans un drôle d’état ! A ton âge ! Allez, montre-moi tes genoux ! » Pas de doute, le temps avait glissé sur elle. La vieille dame était la seule à regarder vers la voûte. Justin s’y tortillait, pris d’une terreur ancienne à l’idée de devoir produire ses genoux devant tout le monde, et qui sait, peut-être aussi son ardoise ou son cahier de calcul... L’évocation de la communale l’avait rendu tellement présent qu’ils s’attendaient tous à le voir subitement se dresser dans le cercueil, se frotter les yeux et fixer l’assistance avec l’air ahuri de celui qu’on a tiré du sommeil. Mais la vieille dame poursuivit : « Tu n’étais pas le plus costaud mais tu étais le plus futé ». Ce disant, elle toisa sévèrement Pissout qui se tassa sur son banc. En d’autres temps, Justin se serait senti rougir, à l’étroit dans ses chaussettes en fil d’Ecosse... « Tu aimais faire des farces ? Voilà bien aujourd’hui l’arroseur arrosé, car la mort, vois-tu, restera toujours une divine surprise... » Justin buvait ses paroles qui l’aidaient à se détacher de ses amis. Au fond, orphelins d’une certaine idée de la vie, ne pleuraient-ils pas tous sur eux-mêmes ? Ils auraient voulu le retenir, mais avaient-ils pensé une seconde qu’on l’attendait ailleurs, qu’il allait rejoindre quelqu’un ?  

Eh oui, nul doute que Monika l’attendait là-haut car il n’y a de limites à l’amour que celles qu’on lui fixe. Il est probable même, que, dans une intuition de femme, elle se soit, dès leur soirée d’août 18, préparée à ces retrouvailles... C’était une soirée étouffante de l’été continental, où les sens s’échauffent sur un regard plus doux, une intonation plus tendre... Il avait alors oublié son statut de prisonnier, sa condition de garçon de ferme, et ils s’étaient aimés trois petits mois. Elle en avait vécu chaque heure comme la dernière, brûlant presque d’une séparation qu’elle savait inexorable. Car elle en porterait moins douloureusement, pensait-elle, le souvenir que la menace : c’est qu’une fois consommée, la séparation pouvait leur ouvrir la promesse d’un au revoir ! Et l’armistice avait en effet sonné le glas de l’amour. Justin avait quitté la Westphalie, coupable de partir, coupable de rester. Le temps et l’exil n’avaient pas émoussé l’amour, bien au contraire, mais la peur lui avait tout bonnement volé la conviction... Aussi avait-il trouvé un certain confort dans l’assurance que Monika l’avait précédé « là-haut », libérée à tout jamais de l’absence... Aujourd’hui, c’est certain, elle aurait préparé un festin de pain de sarrasin non levé et de poisson grillé, peut-être aurait-elle même étendu la nappe, comme autrefois, sur une rive de la Dhünn et mis sa plus belle robe, un peu échancrée, et ils mangeraient ce soir, elle seule avec lui et lui avec elle. Elle avait écrit dans une de ses lettres qu’un barrage s’était construit dans le vallon de leurs amours : la « Dhünntalsperre ». Il aimait cette idée que l’eau ait pu garder leur alcôve intacte. C’est donc maintenant au bord d’un lac qu’ils deviseraient à nouveau, jusqu’aux derniers rayons qui viendraient dorer les eaux éternelles. Justin trouva difficile de croire à la mort : on se sentait tellement heureux, tellement plus vivant... Il pensa que la vie continuait ; simplement, elle s’écrivait à l’encre sympathique.  

Il en était là de ses conjectures lorsque le portillon de l’église s’ouvrit doucement. Une silhouette se glissa souplement jusqu’au dernier banc. C’était une femme. Justin l’observa avec insistance. Elle ne ressemblait à personne de connaissance. Elle retira soudain son foulard et secoua sa chevelure. Elle avait de gracieuses manières. Cherchant sans doute à mieux voir, elle grimpa sur le prie-Dieu. Son visage, alors, passa dans un rai de lumière tombant du vitrail. Monika ! C’était Monika ! Mais comment ? Comment ? Sa Monika à lui, en chair et en os ! Venue du fond de leur jeunesse... Ici ! Aujourd’hui ! Mais pourquoi ? Pourquoi ? Il l’avait reconnue tout de suite à sa beauté nordique, à ses yeux de courses marines. Ses cheveux avaient tout juste gagné un peu de cendres... Elle l’avait donc bien attendu tout ce temps, depuis ses collines de Westphalie. Mais, encore une fois, ça n’est pas tout à fait comme ça qu’il avait imaginé les choses ! La vie, qui aimait aussi les farces, avait pris un peu de retard et ce serait désormais à lui de l’attendre. Jean Dufour 

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